Les auteurs qui ne s’inspirent pas de leur propre vie empruntent souvent à celles des autres, et pas toujours avec leur consentement. Si le sujet est inoffensif, ça va. Mais si le sujet traite de blessures émotionnelles profondes, un auteur-compositeur peut-il vraiment parler au nom d’une personne ayant vécu ce traumatisme?

Tel était l’objectif de Chorus of Courage, un projet qui réunit des survivants d’abus et des créateurs professionnels. Le résultat est un album, Always By Your Side, réalisé par Sarah MacDougall, et mettant en vedette Julian Taylor, Alysha Brilla, Brad Barr, Lisa Iwanycki, Alex Millaire (du groupe Moonfruits), et cinq autres artistes.

Le projet était dirigé par l’autrice-compositrice-interprète ontarienne Cindy Doire. Elle faisait auparavant partie du duo Scarlett Jane aux côtés d’Andrea Ramolo et elle a lancé plusieurs albums solo. Pour occuper les années de pandémie, elle est devenue psychothérapeute agréée. La combinaison de ses deux parcours professionnels sur ce projet était logique, dans le contexte de la thérapie du récit, une méthode basée sur le récit personnel que chacun fait de sa vie. Elle voulait créer « un espace où les gens peuvent partager leurs histoires et où ces histoires peuvent exister en toute sécurité. Pour beaucoup de gens, il y a souvent une interdiction de publication ou ils ne peuvent pas parler de leur histoire. »

Cindy Doire vit à Bracebridge (Ontario) et elle a contacté Muskoka-Parry Sound Sexual Assault Services pour qu’ils la mettent en contact avec des survivants susceptibles d’être intéressés par son projet. Cinq femmes se sont inscrites et ont collaboré avec cinq créatrices s’identifiant en tant que femmes pour une retraite près du parc Algonquin où elles ont écrit des chansons sur leurs expériences. Inutile de dire que ce fut un week-end d’intenses émotions et rapprochements, mais il a également été incroyablement productif.

Chorus of Courage, Sweet Little Hummingbird, Julian Taylor, video

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« Je ne prends pas à la légère le fait d’être dans un espace où tout le monde partage des expériences aussi empreintes de vulnérabilité », affirme Doire. « On voulait travailler avec des survivantes qui avaient déjà un bon bout de chemin de fait dans leur guérison et se sentaient prêtes à partager ça, parce que c’est un grand pas pour elles. Aucune des participantes n’était en état de crise. Elles avaient toutes eu la chance de bénéficier de temps et d’espace. »

Ces chansons ont ensuite été envoyées à des alliés masculins qui ont fait de même, une pratique de collaboration qui s’apparente à la méthode du cadavre exquis. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un jeu de société, mais d’un tout autre niveau de thérapie narrative qui traduisait l’expérience de chaque femme en deux chansons distinctes. « Si quelqu’un partage quelque chose avec toi et que tu peux le résumer dans tes propres mots », explique M. Doire, « ça peut déboucher sur un profond niveau d’intégration par rapport à des expériences vraiment difficiles. »

 

C’était particulièrement vrai pour Denyse (prénom seulement, pour des raisons évidentes), qui a été jumelée d’abord avec Marcia Chum-Gibbons, puis avec Julian Taylor. Le texte qu’il a écrit en s’inspirant de ses expériences, « Sweet Little Hummingbird », est écrit à la deuxième personne, et une des phrases est « It was never your fault, what happened » [librement : « Ce qui s’est passé n’a jamais été de ta faute »].

« Denyse a su toute sa vie que c’est pas de sa faute », explique Doire. « Mais le fait de l’entendre chanter avec la voix d’un homme qu’elle ne connaît pas, c’était la première fois que son cœur l’entendait. Entendre cette voix masculine tenir l’espace, valider, reconnaître, compatissante, gentille se traduisait par un sentiment incarné d’une expérience émotionnelle correctrice. »

Cela vaut aussi pour les voix féminines, bien sûr, qui sont tout aussi empathiques, qu’elles soient écrites à la première, à la deuxième ou à la troisième personne. La chanson « Shine » d’Alysha Brilla déclare « This world can try, but it can’t steal your light / That spirit you have was made to shine bright / Lay it down my friend, it’s not yours to carry / This is just a chapter, not the ever after of your story » [Librement : « Le monde aura beau essayer, il ne pourra jamais te voler ta lumière / Ton âme est faite pour briller / Dépose ton fardeau mon amie, ce n’est pas à toi de le porter / Ce n’est qu’un chapitre de ton histoire, pas le restant de tes jours. »]

L’enregistrement a eu lieu au studio Bathouse, près de Kingston, en Ontario, et a été produit par Sarah MacDougall, avec la participation des guitaristes Christine Bougie (Bahamas) et Kris Abbott (Pursuit of Happiness) et de la section rythmique du bassiste John Dymond (Blackie & the Rodeo Kings) et du batteur Davide Direnzo (Tom Cochrane). Il ne s’agit pas seulement d’un travail social : on parle ici de certains des meilleurs talents du Canada qui donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Le spectacle lancement a eu lieu en mars 2024 au Centre national des arts, et les cinq survivantes sont montées sur scène aux côtés de leurs collaborateurs. Cindy Doire ne s’attendait pas à ce qu’elles fassent preuve d’autant de courage, mais pour elle, cela témoigne de la guérison transformatrice que le projet a permise.

Chorus of Courage, Shine, Alysha Brilla, video

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Le public l’a ressenti directement. « Plusieurs hommes cisgenres sont venus voir nos alliés [masculins] après [le spectacle] et ont dit : » Merci de m’avoir donné la permission, en tant qu’homme, de fondre en larmes. Merci d’avoir été vulnérables. » Il y a eu de très belles conversations avec tout le monde dans la salle. On a vécu toute la gamme des émotions durant ce spectacle. »

« La musique nous donne un outil qui nous permet d’aborder des sujets qui sont vraiment difficiles à aborder », poursuit-elle. « Si on se contente de parler des traumatismes de l’enfance et des agressions sexuelles, c’est lourd. Mais la musique nous offre un écrin pour l’envelopper. C’est la beauté de l’art. Quand on traverse tous les moments les plus sombres que la vie nous apporte, ça aide souvent de pouvoir se projeter dans une peinture, un poème ou une chanson. Ça fait du bien et ça aide à guérir, à se sentir vu à travers l’art de quelqu’un d’autre qui reflète une partie de votre expérience. »

Bien sûr, la plupart des créatrices et créateurs ne travaillent pas dans un cadre thérapeutique lorsqu’ils gérent leurs propres émotions les plus sombres, ou lorsqu’ils doivent interpréter ces chansons sur scène soir après soir. Ceci, en revanche, était comme écrire l’autobiographie de ces survivantes. C’est différent, mais tout aussi important. C’est pourquoi les deux groupes de créatrices et créateurs ont travaillé avec un psychothérapeute qui est aussi musicien (pas Doire) afin de les aider à faire face aux souvenirs qui pourraient remonter de leur propre vie, et aussi la responsabilité de représenter la vérité des survivants.

Que réserve l’avenir à Chorus of Courage? « Nous plantons ces graines, et c’est une conversation », dit Doire. « C’est pourquoi ce dialogue était important. Il nous faut créer un espace où tout le monde se tient par la main. Essayons de donner un sens à la merde qui n’en a pas. On en a tellement besoin en ce moment, avec tout ce qui se passe dans le monde. »