Avec toutes les prometteuses sorties d’albums annoncées dans les premiers mois de 2016, le hip-hop québécois ne pouvait que connaître une année exceptionnelle. À bien des égards, l’engouement pour le genre musical a même dépassé les attentes. Retour sur les avancées substantielles de cette scène historiquement marginalisée et aperçu des défis qui attendent maintenant ses artisans.
« Le hip-hop québécois, franco ou franglo, C’EST notre plus puissant mouvement pop de la période actuelle. N’en déplaise aux autres tendances (…), le hip-hop local génère le plus grand intérêt auprès des jeunes francophones, il faut se rendre à l’évidence », clamait le journaliste Alain Brunet sur son blogue en novembre dernier.
Souvent lu ou entendu dans les dernières années, ce genre de constat gagnait en crédibilité à travers la plume du journaliste émérite de La Presse. On y confirmait qu’au-delà de ses honorables chiffres d’assistance et de ventes, le hip-hop d’ici n’était plus confiné à exister en marge de l’industrie musicale, mais pouvait plus que jamais espérer rayonner au sein même de celle-ci.
« Le rap a pris la place qui lui revenait en 2016. Ça a été une année assez déterminante pour l’évolution de notre scène », considère Carlos Munoz, directeur de l’étiquette Silence d’or, qui représente notamment Shash’U et Rymz.
Aux premières loges de la scène rap d’ici depuis 2003, année de la fondation de son étiquette 7ieme Ciel, Steve Jolin dresse lui aussi un excellent bilan des derniers mois : « Il y a eu de très belles années par le passé, mais on était beaucoup plus ignorés. Cette fois, les médias de masse ont démontré une belle ouverture. En fait, le rap dominait tellement à plein de niveaux qu’ils ne pouvaient plus passer à côté. »
Les bons coups ont effectivement été nombreux pour le hip-hop en 2016. En termes de ventes d’albums, plusieurs artistes comme Dead Obies, Rymz, Souldia et Koriass ont dépassé le cap des 5 000 exemplaires. À cela s’ajoutent les succès d’Alaclair Ensemble, KNLO, Brown, Loud Lary Ajust et Rednext Level, qui ont enchaîné les spectacles partout en province pendant une bonne partie de l’année, ainsi que les tours de force d’Enima, T.K et plusieurs autres, qui ont accumulé les dizaines de milliers de vues sur leur chaine YouTube. N’oublions pas non plus l’engouement international pour le producteur longueuillois Kaytranada, premier récipiendaire hip-hop de l’histoire du prestigieux prix Polaris.
Présenté en juin, le spectacle d’ouverture extérieur des Francofolies de Montréal a probablement été l’évènement hip-hop québécois de la décennie (voir photo principale). Pour la toute première fois, c’est exclusivement à des groupes rap d’ici que Laurent Saulnier et son équipe de programmation ont fait appel pour lancer leur festival.
« Ça a été un feu roulant », admet Carlos Munoz, après s’être rappelé les moments forts de l’année. « Autrement, je crois que la présence de Koriass et Dead Obies à Tout le monde en parle a beaucoup aidé. La plupart des gens de l’industrie musicale regardent cette émission-là, alors ça crée un éveil général sur le rap. Aux yeux de beaucoup de téléspectateurs, la bibitte rap sortait de l’ombre. »
De passage sur le plateau de Guy A. Lepage en février dernier, Koriass reconnait les bénéfices que l’émission a pu avoir sur sa carrière, même s’il juge y avoir été invité en premier lieu pour ses prises de position féministes. « Si ça prend ça pour que le grand public s’ouvre au rap, je trouve ça positif. De ce que j’observe, il y a beaucoup de gens qui sont venus me voir en show une première fois après avoir entendu mes opinions », constate-t-il.
Même s’il est conscient des toutes ces avancées significatives, le cofondateur de Bonsound, Jean-Christian Aubry, se fait un peu plus critique. Selon lui, le rap n’est pas près d’atteindre les portes du courant musical dominant au Québec. « On est très loin de là. On vit encore dans un marché dominé par la musique franco pop de bonne famille », estime celui qui compte dans ses rangs des artistes de tout acabit comme Safia Nolin, DJ Champion et Dead Obies. « Même avec un phénomène comme Malajube à l’époque, on avait uniquement fait des petites brèches dans le mainstream, sans plus. »
Streaming et radios
Devant cette soi-disant absence d’ouverture, l’étiquette montréalaise s’assure une forte présence en ligne, en accueillant à bras ouverts les plateformes d’écoute en continu. Sur Spotify, le deuxième album de DO, Gesamtkunstwerk, a fait très bonne figure en 2016, notamment en raison de l’inclusion de la chanson Where They @ sur une populaire liste de lecture provenant de France. « On a eu plus de succès cette année grâce à ça », remarque le directeur de l’étiquette. « Ça fait un certain temps qu’on apprend comment fonctionne la machine au lieu d’en avoir peur. Éventuellement, quand ça va devenir payant, on va déjà savoir comment maximiser les revenus pour nos artistes. »
Chez 7ieme Ciel et Silence d’or, la méthode a été différente. Pour éviter de perdre des ventes, les deux étiquettes y sont allées « au cas par cas », en refusant de rendre instantanément disponibles les albums de leurs artistes établis (Koriass, Rymz) sur les principales plateformes de streaming.
Ainsi, Love Suprême de Koriass a mis plus de huit mois avant d’arriver sur Spotify. « Dans ce cas-là, je savais que les fans attendaient l’album et j’étais conscient qu’une vente sur iTunes à 10 ou 12 piasses, ça équivalait à plusieurs dizaines de milliers d’écoutes, avance Steve Jolin. Mais bon, quand je vois que l’album de Dead Obies est allé tout de suite sur les plateformes et qu’il a quand même généré beaucoup de ventes, je repense à ma décision… J’ai jamais été à fond dans le streaming, mais de plus en plus, je me rends compte qu’il faut travailler ça. »
Cette année, le fondateur de 7ieme Ciel a également mis beaucoup d’efforts à tenter de percer le mystère d’un autre réseau de diffusion : la radio. Sans avoir été vains, ses essais n’ont pas été fort concluants. « À partir du moment où c’est du rap, c’est très difficile d’entrer en rotation », déplore-t-il. « Pourtant, quand je regarde les palmarès en France et aux États-Unis, le rap domine, alors qu’ici, Koriass a beau avoir vendu 12 000 albums et se faire inviter sur tous les plateaux, la plupart des radios refusent de jouer ses chansons. »
Récemment, le rappeur eustachois a toutefois vu sa chanson Plus haut entrer en rotation forte à NRJ. Absente de Love Suprême, la pièce a été écrite pour un groupe de jeunes enfants dans le cadre des Journées de la culture. « C’est une toune très lumineuse et consensuelle, sans anglicismes ni sacres. Je crois que les radios sont frileuses d’aller ailleurs que ça », explique Koriass. « L’affaire, c’est que les programmateurs ont un grand pouvoir décisif sur les artistes qui vont vivre de leur musique. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de faux buzz ou, en d’autres termes, des artistes qui gagnent leur vie avec des redevances radio, mais qui ne remplissent pas leurs salles. Pendant ce temps-là, plusieurs rappeurs québécois font des shows à guichets fermés et peinent à vivre de leur musique. »
Pour Carlos Munoz, la radio commerciale dans sa forme actuelle n’a rien de très stimulant : « Ça ne m’intéresse pas d’entendre un de mes artistes entre une toune de Taylor Swift et des Cowboys Frigants. » Voulant à tout prix éviter le compromis radio, qui encourage « les chansons à l’eau de rose », le directeur de Silence d’or voit plus loin et rêve du jour où « une radio à saveur urbaine » prendra d’assaut les ondes FM.
Steve Jolin caresse d’ailleurs le même idéal : « J’ai même déjà été rencontrer des hauts dirigeants de grosses compagnies à ce sujet, et ils m’ont répondu que le marché des radios était déjà très segmenté. En gros, j’avais affaire à des boss qui ne connaissaient pas le rap et qui n’en avaient un peu rien à foutre. Moi, je suis convaincu qu’une très grande partie des jeunes de 25-30 ans qui embarquent dans leur char seraient intéressés à écouter un poste strictement rap. »
2017, année de défis
En attendant ce moment qui reste de l’ordre du fantasme, le directeur de 7ieme Ciel se fait plutôt optimiste. 2017 s’annonce riche en défis, et l’entrepreneur veut tout mettre en place pour les surmonter. Dans les prochains mois, il accompagnera d’ailleurs Koriass pour une autre mini-tournée en France. « C’est un marché difficile à percer pour la simple et bonne raison que le rap, c’est une musique très territoriale et identitaire. On fait de beaux progrès là-bas, mais on n’a pas d’attentes démesurées. On veut juste que les Français comprennent que le rap québécois, ça peut être autre chose que le Roi Heenok », blague-t-il.
Carlos Munoz tentera lui aussi une incursion française avec Rymz en 2017 : « On constate qu’il y a un petit intérêt parce que 6% de nos ventes digitales proviennent de la francophonie européenne. La France est un pays assez chauvin en matière de culture, alors il faut arriver en force avec quelque chose qui peut surprendre. »
C’est précisément ce qu’a fait Dead Obies lors de son dernier passage dans l’Hexagone. Deux ans après avoir attiré l’attention de la presse française généraliste (notamment Liberation), le sextuor a refait plusieurs spectacles cet automne et a réussi à s’immiscer dans quelques médias plus spécialisés, comme le magazine hip-hop Grünt. « La prochaine fois qu’on y retourne, on va être capables de faire un bon headline », prévoit Jean-Christian Aubry.
Pour ce qui est du Québec, le cofondateur de Bonsound s’assurera de garder la cadence afin que Dead Obies continue de cheminer avec autant de succès. L’un des principaux défis du groupe sera de remplir le M Telus (ex-Métropolis) à la fin de l’été.
De son côté, Steve Jolin veut que le rap québécois continue de prendre sa place « avec des projets de qualité ». Après L’Osstidtour, la tournée panquébécoise de son étiquette qui culminera au Club Soda cet hiver avec Koriass, Brown et Alaclair Ensemble, l’Abitibien mettra en œuvre d’autres spectacles d’envergure, encore gardés secrets.
Carlos Munoz, quant à lui, espère que 2017 permettra au rap québécois d’étendre un peu plus sa diversité. Après tout, même s’il connait une effervescence marquée sur Youtube avec des artistes comme Enima, Lost & White-B et Jackboy, le street rap est encore boudé par la plupart des médias de la province. « Je suis très content qu’il y ait maintenant une ouverture plus grande pour le hip-hop, mais le revers de médaille, c’est que ça met uniquement de l’avant un certain genre homogène, pas assez raw à mon goût », explique-t-il.
S’il est vrai que les nouveaux visages tardent à prendre la place qui leur revient, Steve Jolin ne cultive pas particulièrement d’inquiétudes. « Ici, les artistes qu’on adopte, ils ont souvent mûri leur proposition artistique. Ce n’est pas comme aux États-Unis où les saveurs du mois se succèdent », met-il en relief. « La relève, elle s’en vient très bientôt. Il faut juste être patient. »