Le 16 juin dernier aux FrancoFolies de Montréal, avant les rappels de son spectacle Dubois en liberté, Claude Dubois s’est mis à pointer les gens dans la foule pendant que s’étirait la mélodie irrésistible de Comme un million de gens.
« Comme toi ! Comme moi ! Comme toi ! Comme moi ! » a-t-il lancé, en regardant à droite ou à gauche, au parterre ou à la mezzanine. « Comme nous », pourrions-nous ajouter. Communion intense et totale avec la foule.
Maintenant âgé de 70 ans et bataillant un cancer, Dubois ne pensait probablement pas à la naissance de cette chanson qu’elle allait être rien de moins qu’un hymne populaire des décennies plus tard. Comme tant d’autres de ses chansons, d’ailleurs.
Officiellement, Comme un million de gens, sacrée Classique de la SOCAN en 1994 et intronisée au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens en 2008, remonte à 1966, du moins, pour ce qui est de l’écriture. Mais pour l’enregistrement de la chanson proprement dit, il a fallu attendre un peu plus longtemps. Et un peu plus loin, pour paraphraser Jean-Pierre Ferland, car elle a été gravée l’autre côté de l’Atlantique.
Un hippie en 1968
« J’étais en France en 1968, se rappelle Dubois. C’était une année de bouleversements là-bas (Mai 1968). J’avais d’ailleurs fait un détour par l’Angleterre avant d’arriver en France. C’était l’époque hippie. À ce moment, j’étais avec une Parisienne aux racines italiennes. Moi, j’étais un parachuté arrivé d’Amérique.
« J’étais attiré par la France et par la culture qu’il y avait là. J’habitais un appartement sur les quais. Et comme j’avais les cheveux longs, on me prenait pour un étudiant et on m’arrêtait tout le temps. Pour me relâcher aussitôt. Je n’en menais pas large… »
Au point où le chanteur populaire Dave (Vanina, Du côté de chez Swann), un néerlandais établi en France, a donné un coup de main à Dubois lors de cette période pas facile. « Dave m’avait pris sous son aile. On faisait des tournées de resto et de crêperies où l’on passait le chapeau (rires). Il est aujourd’hui le survivant de sa génération et il a son émission télé en France. »
Inspiration révolutionnaire ?
Quelques mois après son arrivée dans l’Hexagone, Dubois grave la chanson pour la postérité. Il estime que le texte reflétait bien ce qui se passait sur les deux continents à ce moment. « La chanson était inspirée d’ici (le Québec) et de là (la France). Le Québec aussi était en éveil à cette époque. J’étais inspiré par le milieu familial au sens large du terme. Pas juste le père et la mère, mais les cousins. La chanson disait de ne pas se faire avoir. Que tout le monde pouvait prendre sa place dans la société.
« Quand j’ai fait entendre ça aux gens de Pathé-Marconi, ils m’ont répondu : « Vous ne trouvez pas qu’on est assez dans la merde comme ça ? Une autre chanson révolutionnaire ! » Les dirigeants du label disaient que j’étais le « génie marin », en raison des vêtements que je portais. Je leur ai dit que s’ils me cédaient les droits de propriété de la chanson, ils n’auraient plus jamais de problème avec moi. Et ils m’ont cédé les droits. J’étais déjà vu comme une étiquette libre. »
Au moment l’enregistrement de Comme un million de gens, Dubois et ses collègues ont des voisins de studio très connus pour l’occasion. « À la fin de l’année donc, je me retrouve dans les studios de Pathé Marconi. Chez EMI, en fait. Nous sommes dans le studio B. Dans le studio A, il y a les Rolling Stones. Nous n’avions pas du tout le même budget… Eux, ils restaient des mois en studio. Nous, nous n’avions que quelques heures. Durant l’enregistrement, il y avait un guitariste du Québec avec nous, Red Mitchell, qui était en tournée en Europe avec Jean-Pierre Ferland. Sinon, tous les autres musiciens étaient Français. Ça a donné un enregistrement bien foutu, celui que vous connaissez. »
Comme un million de gens voit le jour l’année suivante, en juin 1969, en format 45-Tours sur étiquette Columbia (C4-7060). Dimension était sur la face B. Puis, une autre parution en 45-Tours suit, cette fois en Europe, sur l’étiquette La Compagnie (LC 023), avec Boogaloo comme face B. « C’était l’étiquette de Hugues Aufray, mais c’est paru un peu plus tard (1970). »
Succès immédiat
« La chanson est sortie immédiatement à la radio, se souvient Dubois. Il n’y avait pas de parallèle à ça. C’était country, mais les chansons country de l’époque n’avaient pas des textes à connotation sociale qui parlaient de mouvements de foule. »
« Je n’anticipais pas du tout un succès. C’était de l’artisanat, ce que je faisais. Et même si la chanson est passée à la radio, ça n’a pas fait de moi une vedette. Ceux qui pensent que Dubois était un succès dans ce temps-là… c’est faux. Ma carrière a toujours été en montagnes russes et je ne parle pas de mes déboires personnels (rires). Je parle uniquement ma carrière. »
« Les cotes d’amour ne sont pas nécessairement des cotes de financement, vous savez. Les Classels et les Hou-Lops, par exemple, faisaient plus d’argent que les auteurs-compositeurs dans ce temps-là. Dans le fond, j’avais un succès «off Broadway», si l’on peut dire. »
Qui perdure encore et encore, cinq décennies plus tard, comme on l’a constaté la semaine dernière.