En 2017, Jessica Stuart enseignait la guitare au réalisateur de films Daniel Roher depuis plusieurs mois lorsque le passé et le présent sont entrés en collision.
« Nous avions une conversation tout ce qu’il y a de plus banal après un cours et j’ai parlé de fait de grandir au Japon, et il a dit, surpris, “Oh ! tu as vécu au Japon ?” », explique-t-elle depuis sa demeure à Toronto. « Il savait que je joue du koto [un instrument traditionnel du Japon à 13 cordes] et parle japonais, mais il croyait que j’étais simplement japonophile. »
Roher lui a demandé si elle était encore en contact avec des gens là-bas. La réponse de Stuart fut brève et lourde. « Non », se souvient-elle avoir répondu. « Je n’avais qu’une seule bonne amie et nous nous sommes perdues de vue. »
En 1988, les parents de Stuart vivaient et travaillaient avec leurs deux filles à Saku City, dans la préfecture de Nagano. Étant la seule famille caucasienne dans une ville d’environ 6000 habitants, ils sont devenus des vedettes, en quelque sorte : le journal local parlait régulièrement d’eux et un vidéaste à l’emploi de l’école les suivait partout. La majorité de ce métrage se trouve sur une demi-douzaine de cassettes VHS ainsi que dans une vidéo éducative : English is Fun: Sing Along with the Stuarts (l’anglais est amusant : chante avec les Stuarts). Les chansons avaient été écrites par maman Stuart, une ethnomusicologue qui joue également du koto ainsi que du shamisen [un instrument traditionnel à 3 cordes].
Au cours de l’année qu’elle a passé au Japon, Stuart a développé une profonde amitié avec Fukue. Elles étaient toutes deux marginales, et Stuart apprendrait bientôt que Fukue était très pauvre et victime d’intimidation. Toutes deux étaient très créatives et elles sont devenues inséparables. Mais un an après son retour au Canada, les lettres de Fukue, qui arrivaient régulièrement jusqu’à maintenant, ont cessé. Cette fin inexpliquée de leur amitié a hanté Stuart pendant 30 ans.
Maintenant adulte — et auteure-compositrice-interprète et musicienne dans son groupe pop/jazz/expérimental The Jessica Stuart Few — elle voulait des réponses. Elle est retournée au Japon pour tenter de retrouver Fukue, et elle a même fait appel à l’aide de puissants amis de la communauté où elles habitaient. Les recherches sont demeurées infructueuses et ont inspiré la chanson « Lost Friend » qui paraîtra plus tard sur son album The Passage. Retour dans le présent, dix ans plus tard, et nous retrouvons Roher qui insiste pour tenter de réunir ces deux amies et qui assure Stuart que le résultat sera différent cette fois-ci. « J’étais comme, “Alright, man” », dit-elle avec un rire sincère. « Tu veux te lancer dans cette galère, je serai là pour toi. »
Filmé au printemps 2018, le documentaire Finding Fukue a été présenté en première sur les ondes de la CBC et les spectateurs ont été entraînés dans une aventure de 21 minutes où l’on voit Stuart à la recherche de son amie d’enfance. Le film est devenu un « hit » de la série CBC Short Docs et a été visionné plus de 2,5 millions de fois sur YouTube, créant un réel engouement pour Fukue ainsi que Stuart et sa musique. Le thème de clôture, « Fukue’s Theme Pt. 1 » a connu un immense succès et Stuart a décidé de la publier sur Bandcamp. Fait intéressant, la création de la chanson fut tout aussi fortuite que le documentaire.
Stuart se confie : conseils pour les auteurs-compositeurs
- Inspiration. “C’est le plus précieux des points de départ pour une chanson, et le plus difficile à trouver sur demande. J’ai un cahier de notes, une appli de mémos, très pratique pour attraper les idées au vol, et j’accumule tout ça, puis je les utilise lorsque je suis dans un environnement propice à les développer.”
- Donnez de l’espace à vos chansons. “L’écriture ne doit pas être quelque chose de laborieux. Lorsque je ne suis pas satisfaite de ce que je viens d’écrire, je le rejoue sans arrêt et si les réponses ne me viennent pas facilement, je laisse ça de côté, même brièvement. Se laisser de l’espace dans ce processus est rafraîchissant et, souvent, la chanson se promène dans ma tête, inconsciemment, et elle me dicte d’elle-même où elle doit aller !”
- Changez votre méthode de travail. “Inspirez-vous ! Sortez du cadre habituel ! Utilisez la nature, les sons de la ville ou d’autres sons non musicaux comme points de départ créatif.”
« On filmait du rouleau B à Tokyo, et ils voulaient des images artistiques de moi en train de jouer du koto », raconte Stuart. « Je ne voulais pas faire semblant de jouer, alors j’ai composé [toutes les sections de koto, la structure de la chanson et de la mélodie vocale]. J’ai composé pratiquement toute la musique durant cette séance. »
La chanson non conventionnelle ne comporte pas de refrain et raconte un rêve aussi frappant que récurrent que Fukue et Stuart partageaient, et elle se veut une ode à l’amitié et un exemple concret de la conviction de Stuart qu’une chanson doit toucher les gens plutôt que de se conformer à une formule précise.
« Je sais écrire de la musique conventionnelle et j’en écris, mais je ne me limite jamais à une structure », explique-t-elle. « Je n’ai jamais écrit en me disant “il me manque telle ou telle chose, je dois remplir ce vide, là. C’est une progression. Où la musique veut-elle aller ? Je sais que ça signifie que cette chanson ne deviendra pas un simple, je le sais bien. Mais la chanson a une atmosphère, et je crois que c’est ce qui compte le plus, alors je la laisse me porter.”
Deux mois après le lancement du documentaire, Stuart et Fukue ont recommencé à correspondre par la poste, par courriel et via Facetime. Stuart fait parvenir le “fan art” qu’elle reçoit à Fukue, qui est devenue une artiste visuelle. (Le film ne sera pas diffusé au Japon, une promesse que Stuart a faite à Fukue, une personne profondément discrète.) Stuart a recommencé à écrire pour les projets des autres, notamment une collaboration avec Robyn Dell’Unto. Bon nombre de gens se demandent toutefois s’il y aura d’autres musiques inspirées par cette touchante amitié.
“Il y aura probablement une partie et peut-être trois”, affirme Stuart. “Il faut qu’on se rencontre de nouveau avant que je puisse écrire la suite.”