C’est dans le couple autant que dans le cinéma que l’auteur-compositeur-interprète Philippe B a trouvé l’inspiration de ce sublime cinquième album solo intitulé La grande nuit vidéo. Sortez le pop-corn et les mouchoirs pour ce drame sentimental impressionniste, tenu en équilibre entre la fiction et la réalité des sentiments, rien de moins qu’un des plus beaux albums de chanson québécoise de l’année.
Vrai ou faux ? Ta blonde, tu l’as vraiment rencontrée « à ‘taverne Chez Baptiste » de l’avenue Mont-Royal, comme tu dis dans la ballade country Interurbain plantée au cœur du disque ? Oui, répond Philippe B. « Y’a du vrai, pis y’a des moments complètement inventés dans le disque », ajoute-t-il en spécifiant avoir fait le pari que son album (partiellement) concept rejoindrait les gens en évoquant les choses simplement : « Un couple établi qui, pour se divertir dans son quotidien, écoute des films et séries télé… Je ne suis pas tout seul à vivre ça. »
La grande nuit vidéo est un album-concept ne portant pas le poids de sa conceptualisation : un récit est suggéré, celui d’une relation amoureuse (avec les tempêtes qu’elle peut connaître) où les deux protagonistes conçoivent leur amour dans la réalité et l’échappatoire du cinéma.
Pourtant, s’il est possible de faire cette lecture du cinquième album de Philippe B, « mon gérant, lui, ne jugeait pas que c’était un album concept. Moi, je suis entre-deux : c’est en tous cas mon album le plus thématique, ou plutôt celui dont le thème est le mieux ramassé. Dans la mesure où les chansons racontent toutes la même affaire, ou presque ». Certaines chansons du disque lui semblent plus « tirées par les cheveux », comme la ballade country Interurbain (et sa suite instrumentale Le Monstre du lac Témiscamingue), laquelle marque une césure (face a, face b) en plein cœur de l’album. « Jusque dans le style musical, Interurbain nous permet de décrocher un moment. Par contre, dans le texte, ça marche avec mon scénario ».
Or, il y a bel et bien une histoire dans La grande nuit vidéo, « dans le sens que c’est le même couple, deux personnages. La fille est sciemment représentée, contrairement à l’album Ornithologie, la nuit, [2014] où y’avait une présence désincarnée. Là, je lui ai donné un premier rôle, un premier plan, avec des répliques. » Un rôle incarné par Laurence Lafond-Beaulne, du duo Milk & Bones. « Je voulais une seule interprète, une qui soit aussi naturelle en anglais [pour la somptueuse chanson Anywhere] qu’en français, pour convaincre. »
« J’aime l’idée qu’on puisse apprécier un disque du premier coup, mais qu’il y ait quelque chose à découvrir à chaque nouvelle écoute ».
La Corde
Le reste de l’album est une magnifique succession de chansons dépouillées -guitare acoustique et voix, ou piano et voix- ornées de somptueux passages orchestraux. Tout est question de dosage. Par exemple la chanson Explosion, qui ouvre l’album : même pas de refrain, qu’une longue phrase mélodique chantée sur un motif de guitare sèche répétée deux fois. Sur le passage instrumental de la seconde fois, un bref ensemble de cordes élève la riche mélodie, donne le ton aux chansons qui suivront, avec une grâce et un raffinement rare en chanson, où les violons servent trop souvent de tapisserie sonore.
Sur le plan de l’orchestration, La grande nuit vidéo peut être interprété comme la somme des expériences menées sur Variations fantômes (2011) et ses échantillonnages de grandes œuvres des répertoires classique et romantique, ainsi que d’Ornithologie, la nuit (2014) et ses arrangements de cuivres et de vents. Ici, tout est dans l’art de rehausser des passages précis des compositions avec les orchestrations, toutes écrites par Philippe B, avec les précieux conseils de ses amis et collaborateurs Guido del Fabro, Frédéric Lambert et Philippe Brault, ce dernier jouant aussi de la basse électrique sur les deux ou trois chansons plus rythmées.
« Moi, je fais de la chanson, insiste Philippe B. Je demeure conscient, en faisant les arrangements, que c’est ça que je fais. Ça a l’air simple dit comme ça, mais ça me force à choisir la manière d’orchestrer et de mixer l’album : si j’ajoute des ingrédients sonores, c’est pour servir la mélodie et le texte, pas pour occuper tout l’espace. Tout est au service de la chanson – de la chanson à texte, j’ose même dire. »
Les 39 marches
À l’origine, l’intention était d’alterner les chansons avec des passages instrumentaux, histoire de lier plus solidement le thème cinématographique du disque. Ces passages ont ensuite été intégrés à même les chansons, « car si je fais cette histoire du couple en lien avec le cinéma, je dois l’évoquer musicalement. Je justifie dans le concept [de l’album] ces passages instrumentaux orchestraux, parce que c’est un peu comme si on était dans un film. […] Pour cet album, j’ai écouté beaucoup de musique de film », sans y avoir mis de référence musicale claire.
Les seules références à l’univers du cinéma sont lexicales, sur le plan des mots et des images, mais aussi des noms. Je t’aime, je t’aime réfère au film d’Alain Resnais. Debra Winger, autre titre de chanson, c’est le « kick » de Philippe B. La scène où elle se retrouve dans un désert réfère au film The Sheltering Sky (1990), « un classique, très érotique. L’histoire d’un couple blasé qui fait un voyage pour raviver la flamme. Ouais, c’est du cinéma commercial américain, et elle, une icône grand public. Mais c’est mon « kick » et c’est comique, je me suis toujours rappelé qu’on me l’ait reproché… Je disais ça à un ami qui me demandait qui était mon actrice préférée, on me l’a reproché. C’est qui ta préférée ? Debra Winger? Ben voyons donc ! Ben quoi, j’ai le droit ? »
Sont aussi remerciés dans le livret Charles Baudelaire – « Une lecture de jeunesse, un de ses poèmes s’intitule Anywhere, en anglais dans le texte. Ma chanson est calquée sur son poème » -, le réalisateur québécois Jean-Guy Noël (dans la chanson Sortie/Exit, Philippe B nomme le film Ti-cul Tougas) et Alfred Hitchcock, qui fut en quelque sorte la bougie d’allumage de ce fabuleux disque.
« J’ai fait la musique pour une performance de danse – ma blonde est danseuse contemporaine, interprète, mais en même temps créatrice, c’est toujours un peu comme ça… Elle faisait un spectacle sur la thématique de l’escalier dans les films de Hitchcock, sa symbolique, le trouble, les relations homme-femme, dans son œuvre. Elle dansait dans un escalier, et je jouais la musique en bas des marches. » La chanson Les Enchaînés (traduction française du titre du film Notorious de Hitchcock, 1946) fut d’abord écrite pour ce spectacle, ainsi que Rouge-gorge. « C’est devenu un point de départ. Je me suis dit : tiens, c’est pas pire, le cinéma ! J’en consomme presque plus que de la musique, j’ai quelque chose à dire là-dessus ! »
« J’aime l’idée qu’on puisse apprécier un disque du premier coup, mais qu’il y ait quelque chose à découvrir à chaque nouvelle écoute, abonde Philippe B. Ça permet d’aimer l’album plus longtemps. C’est mon plaisir d’auteur aussi de faire des liens entre les chansons, de planter des références, ça lie l’album d’une autre manière. Un peu comme du bon cinéma, comme un bon film que t’aimes du premier coup pour l’histoire, mais lorsque tu réécoutes disons un bon Kubrick une seconde fois, et là tu remarques les références : ah oui ! ce plan réfère à tel ou tel film de Hitchcock… L’idéal est d’avoir les deux, l’histoire limpide et le commentaire sur l’histoire du cinéma, les clins d’œil, la belle photo, etc. »
« Plus jeune, poursuit-il, je me moquais des fans de cinéma qui voyaient des liens partout. Avec le temps j’ai compris que des cinéastes avaient de la profondeur dans leur travail », et lui dans le sien, auteur, compositeur, arrangeur, interprète, réalisateur, accouchant d’un album d’exception. « Ensuite, j’essaie aussi de ne pas être hermétique dans mon travail. Je fais de la chanson, quand même… »